De « La femme à la fenêtre » à « Every Drop Of My Blood »

L’idée du spectacle « Every Drop Of My Blood » est née pendant le premier confinement lié à la pandémie du COVID-19.

Nous vivions un moment inédit, un moment qui a bousculé nos vies ordonnées. Ce confinement a arrêté la course folle contre le temps. Ma carrière de danseuse a été mise en stand-by, les engagements artistiques ont été suspendus. Les cours et les ateliers que je menais étaient suspendus également, ou se faisaient via zoom, ce qui me prenait moins de temps, car il n’y avait pas de déplacements.

D’un coup, j’ai eu beaucoup de temps pour terminer le manuel d’anglais qui se couvrait de poussière et que je transportais avec moi dans presque tous les voyages. J’ai lu des livres que je voulais lire depuis un moment. J’ai édité pas mal de tableaux Excel regroupant des structures que je voulais contacter pour présenter mon travail de chorégraphe. Je n’étais alors « que » chorégraphe, je n’étais plus sur scène, je continuais à m’entraîner, à courir, à danser avec des leçons vidéo à la maison, à faire du yoga. J’ai eu le temps de réfléchir.

Je me suis dit : « C’est donc cela d’être à la maison, d’être une femme de l’intérieur… ».
Quoique je n’avais pas d’enfants et je ne pouvais évidemment pas sentir tout l’impact d’une vie enfermée avec des enfants. Mais je pensais à ces femmes qui ne pouvaient pas sortir, qui étaient « assignées à résidence » par les traditions, par la religion, par leurs maris, et parfois de leur propre gré. J’ai pensé à ces femmes, observant la vie à travers une fenêtre, sans pouvoir sortir seules dans la rue.

Souvent je me rends en Russie, mon pays natal, et je me retrouve à voyager dans des mini-bus ou dans des trains, avec des hommes, uniquement. Il m’arrive aussi de rentrer tard le soir à Saint-Ouen-sur-Seine en métro ou en tramway, avec des hommes, uniquement. Pour certains, des femmes respectables ne sortent pas à une heure pareille.

Pendant la pandémie, j’ai découvert le tableau d’Edward Hooper « Morning Sun », représentant une femme, attendant quelque chose devant une fenêtre. J’ai aimé l’étrangeté de cette attente – amoureuse, ennuyeuse, obligée ?

© Edward Hooper, « Morning Sun »

J’ai aussi beaucoup échangé avec une amie vidéaste et écrivaine qui m’avait envoyé un texte parlant de sa souffrance liée à l’enfermement. Elle m’a inspirée. En lui parlant, j’ai eu l’idée de faire une performance ou un spectacle représentant un corps, enfermé dans une cabine en verre. J’ai voulu parler non seulement de l’enfermement physique, mais aussi de l’enfermement qu’exercent des normes et des traditions patriarcales sur nos corps. Je voulais appeler ce spectacle « La femme à la fenêtre ».

Puis, je me suis dit que ce ne sont pas que des femmes qui souffrent des normes patriarcales : ce sont des hommes aussi, des transsexuels, des personnes non-binaires.

L’idée d’un solo est devenue un duo, puis un trio avec un musicien sur le plateau qui joignait les danseurs à un moment donné. Au début j’interprétais moi-même la partition. Mais je voulais créer, voir et ne pas changer de rôle « plateau / hors-plateau ». J’ai laissé ma place à une magnifique jeune danseuse, Danaë Suteau, et j’ai proposé l’autre rôle à Alexandre Bado, danseur contemporain et star des drag-queen françaises. Après quelques essais scénographiques, les cabines en verre que j’avais imaginées sont devenues des boîtes en plexiglass.

© Pierre Planchenault

Je pense que le titre est venu quand je lisais le livre de Elise Thiébaut « Ceci est mon sang », parlant du tabou des règles dans différentes cultures. Il se trouve que lors du premier confinement, j’ai moi-même vécu une période de règles ne s’arrêtant pas pendant un mois. J’ai saigné la douleur des femmes, j’étais à l’intérieur, comme des femmes qui, dans certaines cultures, sont assignées à résidence pendant les règles, car on les considère comme souillées, ou bien tout simplement, parce qu’elles n’ont pas de moyens de protection et d’hygiène…

Aujourd’hui, ni le court texte de présentation du spectacle, ni le dossier artistique ne parlent de tout cela. Cela n’aurait ni queue ni tête. Et pourtant c’est l’histoire de création de « Every Drop », comme tout le monde l’appelle dans l’équipe, ou bien EDOMB, dans la comptabilité ou les fiches techniques.
Au fur et à mesure des résidences de création, « Every Drop Of My Blood » est venu se placer dans la continuité du spectacle précédent, « Muage« , et nous l’avons créé en collectant des témoignages de personnes se questionnant sur des notions de genres, de féminité, masculinité, binarité de la société*…

Tout comme pour « Muage », la parole de l’équipe artistique a été collectée afin de témoigner par le mouvement et la parole des traumatismes et souvenirs, liés aux questions de la binarité imposée et de l’influence des rôles d’hommes ou de femmes dans la construction de l’identité de chacun.

Ce troisième spectacle a été pour moi une sorte de passerelle pour trouver ma voie en tant que chorégraphe. C’était par ailleurs la première fois que nous étions cinq, que je gérais une équipe élargie. De plus, nous avons été accompagnés par toute une équipe de production et de diffusion – « Les 3A ».
Depuis la première idée jusqu’à l’accomplissement du chemin et à la création d’ »Every Drop Of My Blood », deux années se sont écoulées. Beaucoup de choses ont été effacées, d’autres ont évolué, ma vie a changé, les relations dans l’équipe également. Nos identités ont mué en somme.

La thématique du spectacle a aussi contribué à ce que j’assume mon identité, tout en lui laissant la place à changer, à évoluer et à se transformer. Je vous invite à découvrir cette mutation le 14 septembre 2022 à 20h à Micadanses, Paris, dans le cadre du festival Bien Fait!, en partenariat avec le festival Jerk Off.

Nous serons ravis d’échanger autour de ce que vous aurez vu et autour de ces thématiques. N’hésitez pas à franchir la porte de notre univers chorégraphique et artistique !

Amicalement,

Nadia Larina, chorégraphe de la compagnie FluO

* Division de la société sur deux sexes et pas plus, construction de la société en fonction de ces rôles, définis en avance.


Every Drop Of My Blood – sortie de création le 14 septembre 2022 à 20h à Micadanses (Paris)
Dans le cadre du festival Bien Fait ! en partenariat avec le Festival Jerk Off.

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